dimanche 22 septembre 2024

Collection de mini-jeux

Un cercle dans un cercle

La longue campagne de Nephiloth inspirée du Souffle du Dragon a tourné avec un seul petit bout de système formalisé : la magie. Tout le reste a tourné au doigt mouillé, "sans règle". J'avais formalisé ça comme un emboîtement de deux cercles magiques :

  1. Le cercle extérieur délimite la partie de jeu de rôle. A l'intérieur de ce cercle, on essaye de raconter ensemble une histoire cohérente. La cohérence matérielle est plutôt assurée par le MJ, alors que chaque joueuse est plutôt en charge de la cohérence interne (émotions, raisonnement, mémoire) de son personnage. Mais à part cette répartition assez classique de l'autorité, rien n'est formalisé. On entre dans ce cercle par divers rituels sociaux, en vérifiant que tout le monde va bien, en écoutant les souhaits de tous pour la partie, en écoutant en silence toujours le même générique de début. On en sort en remarquant qu'il est tard, en lançant le générique de fin, en faisant un débrief.
  2. Le cercle intérieur est la frontière entre un récit profane et un récit magique et merveilleux. On le franchi grâce aux règles de magie qui sont très codifiées pour permettre de lâcher prise sur la cohérence matérielle pour laisser toute la place aux symboles et à l'esthétique merveilleuse. A l'intérieur du cercle, la joueuse a tout contrôle sur la narration des effets de sa magie alors que le MJ se fait conteur de souvenirs intimes. Les règles guident le déroulé du rituel magique, de l'entrée à la sortie du cercle.

Le rituel de magie.

La conversation autour d’un rituel magique est très codifiée. Il n’est pas possible de demander des explications ou des précisions en dehors des échanges prévus ci-dessous. En particulier, la meneuse ne doit jamais demander d’expliciter l’intention du rituel, et le joueur ne doit jamais la donner, ni expliquer pourquoi son rituel fonctionne.

Le joueur décrit les préparatif du rituel en mettant en jeu :
Enchantement une performance artistique
Kabbale une offrande ou une prière
Alchimie un objet unique porteur de souvenir
Lors de la description de ce rituel, le joueur fait apparaître au moins une clé symbolique de son personnage et une clé symbolique de commune.

La meneuse demande « Qu’est-ce que tu t’attends à trouver dans ce souvenir ? » Suivant la pratique magique, le type de souvenir sera différent :
Enchantement souvenir de l’artiste humain
Kabbale souvenir d’une créature qui accepte l’offrande ou la prière
Alchimie souvenir gravé dans la matière 

Le joueur fait une réponse courte, peu développée et abstraite, pour laisser la
description détaillée à la meneuse. Par exemple : « Une épreuve qui a permis
de prouver sa valeur. »

La meneuse décrit le souvenir en interprétant à son bon vouloir l’attente de
la joueuse. Dans cette description, elle doit faire apparaître les deux mêmes clés
symboliques, et une information nouvelle.
Elle demande ensuite à la joueuse : « Décris-nous l'effet de ton enchantement / de la magie de la créature / de la transmutation »

Après s’être accordé un temps de réflexion silencieux, le joueur narre librement l’effet que la magie de la Nephila a sur le monde. Il est alors totalement libéré de la cohérence matérielle. L’influence des clés symboliques, de l'ambiance et des informations glanées lors du souvenir se font souvent sentir de façon organique, sans qu’il y ait une obligation particulière. Le joueur a tout loisir d’utiliser cette liberté de narration pour faire progresser le récit dans la direction qu’il veut.

Quand le joueur semble avoir terminé, la MJ demande à tous « et maintenant quelles sont les retombées de cette magie ? » Tous les joueurs, y compris celui qui vient d’effectuer le rituel, peuvent faire des suggestions qui sont synthétisées et éventuellement complétées par la MJ. Parfois, j’ai entendu des rituels dont les conséquences étaient tellement cohérents narrativement qu’il n’a pas été nécessaire d’ajouter des retombées négatives. Ce dernier cas survient en particulier lorsque le rituel vient conclure un arc narratif et qu’il semble déplacé de poursuivre indéfiniment la chaîne des péripéties.

Architecture invisible

Mais voilà : quand j'ai voulu mettre en pratique ce formalisme avec d'autres personnes dans des parties one-shot, ça s'est mal passé. Les parties ont été décevantes, voir catastrophiques. Le système de magie fonctionne, mais sa présence et le système minimal de la partie ne suffisent pas pour obtenir une partie satisfaisante. Avec les joueu.r.ses de la campagne, on avait mis en place des procédures non formalisées, des habitudes, qui permettaient à nos parties d'être intéressantes. En l'absence de cette architecture invisible, le jeu s'effondre.

Et puis à la réécoute de la campagne, je me suis rendu compte qu'il y avait des choses qui ne fonctionnaient qu'avec de très longues négociations assez inefficaces. Par exemple, explorer le passé d'un personnage ou le passé commun de plusieurs personnage, ne se fait qu'au prix d'une longue discussion pour cerner une époque cohérente et qui plaise à tout le monde. En plus d'être un peu frustrantes, ces  discussions sont trop longues pour tenir dans un one-shot. Il faudrait trouver des manières de faire plus efficaces. Et donc formaliser ces procédures.

Par ailleurs, il y a aussi des types de scènes qui n'ont jamais marché. Tout ce qui a trait à l'action rythmée et au danger imminent par exemple.

Comment je fais pour avoir tout ça en gardant une structure légère ? Sans faire une usine à gaz ?

Des cercles dans le cercle

Il y a une idée d'organisation qui me trotte dans la tête depuis un moment. Ses germes sont 

  • l'émission de radio rôliste sur les jeux enflammés sur Firebrands
  • une campagne de test de La Fine Fleur, un jeu de Melville qui a la structure de Firebrands mais permet de jouer sur le temps long; 
  • et puis des discussions avec kF qui d'ailleurs est déjà arrivée au bout de l'idée avec un kFirebrands à paraître alors que moi je lambine encore avec les prémisses. 
L'idée donc c'est de reprendre l'organisation générale de Mobile Frame Zero Firebrands sous forme de mini-jeux déconnectés les uns des autres, mais avec des mini-jeux qui ressemblent plus à la clé des nuages, Coma, les petites choses oubliées, la vie de l'Absent qu'à un PbtA bourré de questions orientées. N'ayez pas peur, je développe.

La structure de Firebrands c'est plein de petits cercles intérieurs au sein du cercle extérieur de la partie.

  1. Le cercle extérieur est toujours celui qui distingue la partie du monde extérieur. Ils est avant tout social, mais permet aussi de dire que chacun va jouer un personnage. La règle principale de ce cercle, c'est une liste de mini-jeux parmi lesquels qui veut choisit pour lancer un type de fiction. Par exemple il y a un mini-jeu de course poursuite, un mini-jeu de duel, un mini-jeu de bal, etc. C'est au sein de ce cercle qu'on va chercher à trouver les liens entre ces moments de fiction discontinus. On va se dire que le duel a lieu le lendemain du bal pour répondre à un affront qui a eu lieu pendant le bal. On va se dire que la poursuite a en fait eu lieu avant le bal, c'est un flash-back.
  2. Chaque mini-jeu a son propre formalisme. Il peut donc être extrêmement spécialisé pour gérer un type très précis de fiction. Rien de mécanique ne rentre ni ne sort du cercle du mini jeu. Pas de caractéristique, ni de valeur de compétence, ni de jauge de point de vie. Je peux jouer mon personnage épuisé lors d'un duel car il sort d'une course poursuite, mais ça n'influence pas mes capacités d'action mécaniques.

En dehors de cette structure générale, Firebrands fait un certain nombre de choix qui collent son but de conception : être un party game facile à prendre en main. Par exemple, il n'y a pas de MJ fixe dans Firebrands. Tous les mini-jeux de Firebrands guident la conversation via des listes de questions orientées où il suffit de piocher plus ou moins au hasard. Beaucoup de jeu enflammés sur Firebrands ont repris ces choix, mais rien n'y oblige.

Si je vous dis ça, c'est justement parce que je vais casser ces présupposés.

Des mini-jeux qui sont des conversations

"Le jeu de rôle est une conversation" a dit Vincent Baker. Et il a creusé le sillon d'un certain type de conversations faites de questions orientées, de réponses cools et de jets de dés. Tous les mini-jeux de Firebrands suivent ce modèle, qu'ils parlent de repas en commun, de batailles rangées ou de moments d'intimité sensuelle. 

Dans la scène alternative francophone, d'autres types de conversations ont été explorées. Par exemple, la clé des nuages de kF sculpte une conversation faite de longs monologues esthétiques délimités par deux phrases rituelles "Que t'attends-tu à trouver ?" et "Qu'est-ce que tu fais ?". Cette structure de conversation cultive une incompréhension volontaire et une altérité créatrice. C'est en me basant sur la la clé des nuages que j'ai élaboré le rituel de magie. Il fonctionne très bien comme le cercle intérieur, comme le mini-jeu unique de la campagne inspirée du Souffle du Dragon. Il devrait tout aussi bien fonctionner comme l'un des mini-jeux d'une structure à la Firebrands.

Coma d'Adrien Cahuzac propose une autre structure de conversation où une joueuse décrit seule un souvenir jusqu'à un certain point, puis signale à l'autre qu'il peut intervenir, et enfin elle peut signaler la fin du souvenir. Au début la joueuse est en contrôle total et peut imposer son message. Ensuite elle cède une part de son contrôle à l'autre pour qu'il puisse créer une certaine surprise, et que la fiction puisse partir dans des directions imprévues. Et bien cette structure de conversation est parfaite pour explorer un souvenir passé ! 

  • On n'a pas besoin de se mettre d'accord au départ, c'est la joueuse qui décrit un souvenir qui dit quelque chose de son personnage.
  • Mais les autres peuvent ensuite intervenir pour amener le souvenir dans des directions imprévues.
  • La joueuse peut terminer le souvenir quand elle veut. Par exemple, elle peut vouloir laisser les possibles ouverts.

Bien sûr, on n'est pas limité à la scène francophone. Polaris de P.H. Lee propose une formalisation de la conversation autour d'un conflit et ses implications ramifiées, qui pourrait servir d'inspiration pour un mini-jeu.

Our Mundane Supernatural Life offre une structure pour explorer en quelques scènes les journées parallèles de deux êtres qui vivent ensemble mais qui ont des enjeux très différents. Une Nephila et un profane par exemple.

Et ainsi de suite.

Ça fait beaucoup de mini-jeux à écrire pour couvrir toutes les situations ? Peut-être. Mais qui dit qu'on est obligé d'avoir tout écrit avant de lancer une campagne ? On peut se lancer avec quelques jeux et des amis près à un peu de bidouille mécanique en cours de route. Et si un mini-jeu explose en vol, ce n'est qu'une pièce non essentielle qu'on pourra réparer d'ici à la prochaine fois.

Un MJ 90SR

C'est pas incompatible avec le manifeste 90SR de prendre une structure de jeu sans MJ ? Je ne pense pas. La structure de Firebrands retire au MJ la charge de la mise en scène, du rythme de la partie, de trouver seul la cohérence de la fiction. Mais il peut exister un maître des secrets, à la fois complice des secrets du personnage de chaque joueuse et responsable de dévoiler activement des secrets de l'univers, de les inventer avec quelques coups d'avance pour que les joueuses aient le plaisir de la découverte.

Je commence aujourd'hui une nouvelle campagne où j'ai assisté à la création individuelle de chacun des personnages. J'ai apporté l'altérité et les secrets de l'univers dans chacun des souvenirs que la joueuse avait commencé à conter seule. Je suis complice des secrets de chaque PJ. On va voir ce que ça va donner ce soir.


dimanche 18 février 2024

Manifeste du 90SR

Cet article est une réécriture d'une série de pouets sur Mastodon.

90SR c'est bien entendu un jeu typographique sur l'OSR, old school renaissance. Mais là où l'OSR a pour référence la première édition de DnD et essaye d'y revenir avec tous les acquis théoriques et pratiques récentes, le 90SR à pour référence les jeux de rôle des années 1990, des 90's.

La référence : notre façon de jouer aux jeux des 90's

Les jeux phares de ces années là avaient des montagnes de lore, des créations de perso à rallonge, des metaplots et des systèmes de jeu pas du tout focalisés sur leur propos. Vampire la Mascarade a probablement été le premier, mais il y en a eu tant d'autres, dont Nephilim.

En pratique, comment jouait-on à ces jeux là ? Pour ma part, en oubliant 99% des règles après la première séance. Et très vite, le lore officiel devenait une inspiration parmi d'autres. Finalement la création de personnage était souvent l'épisode le plus inspirant de tout le matos officiel et je m'arrangeai pour créer au fur et à mesure un univers centré sur les PJs.

Le 90SR c'est assumer cette méthode pour faire de ces jeux pétés des expériences ludiques modernes où la narration est partagée.

Un jeu de rôle qui fait très bien du 90SR ? Trip to Skye de Romaric Briand

Un univers riche, mais défini par des axiomes plutôt que par une encyclopédie.

Des secrets, mais dont les PJs sont partie prenante. Et le but est de les révéler, pas de dormir dessus.

Le système a un propos narratif, avec du drama encodé dedans, et la condition très particulière des PJs au cœur de ce propos. (On a encore simplifié le système pour notre campagne, mais on a gardé ce qui servait le propos).

Origine du terme, la vision de JC Nau

Le terme 90SR est apparu dans une discussion avec JC Nau, à propos de ce qu'il recherche dans sa pratique de Vampire la Mascarade (voir la campagne enregistrée sur 2D6+Cool) et qui a résonné très fort avec ce que je recherche dans Nephiloth.

Il y a dans les jeux à univers des 90's une base beaucoup trop riche, des PJs trop construits, qui permettent d'aller chercher autre chose que dans les jeux de rôle hyper affûtés et focalisés où tout se construit au fur et à mesure à partir d'une référence culturelle commune.

Les PbtA c'est super, les jeux forgiens hyper focalisés c'est super, mais ça produit rarement cette sensation de surcharge inspirante, ou celle d'un univers solide, pleins de secrets à découvrir.

Les travers à éviter

Contrairement aux jeux écrits dans les années 90, on veut éviter

  • du metaplot qui fait sa vie sans les PJs
  • de la narration cadenassée par le MJ
  • un système de résolution qui n'a pas digéré son héritage du wargame
  • etc.

Il y a sûrement plusieurs façons d'y arriver et ce manifeste du 90SR ne prétend pas être exhaustif.
 

Le 90SR c'est être moderne, à la pointe

20 ans après Polaris, 15 ans après Apocalypse World et Prosopopée, 10 ans après Swords without Master, 5 ans après For the Queen et La clé des nuages, nous avons l'expérience des jeux à large partage de narration. Nous savons créer des système de jeu très simples, qui codifient la conversation tout en encourageant le partage de narration. Reste à en créer qui se soient pas trop focalisés pour permettre l'exploration de monde riches et pleins de mystères.

Les secrets

Dans les années 90 on jouait à secrets fermés, c'est à dire que le MJ avait ses secrets, chaque joueur avait ses secrets partagés avec le MJ. Ces secrets étaient préservés grâce à des apartés. Quand un personnage était seul, son joueur joueur jouait sa scène seule avec le MJ, de peur que les autres joueurs apprennent des choses que leurs personnages n'étaient pas sensé connaître. Un "bon" joueur se bouchait les oreilles pour ne pas entendre, un "mauvais" joueur faisait du "métajeu" en faisant agir son personnage en fonction d'informations connues uniquement du joueurs et pas du personnage. On avait même une expression pour mépriser cette pratique : "métajeu, mais ta gueule !"

Mais depuis 20 ans, la pratique du jeu à secrets ouverts s'est répandue, notamment via les PbtA. Toute la table assiste à toutes les scènes. Dès la création de personnage, toutes les participantes savent tout des personnages des autres. S'il y a des révélations ce sont des improvisations qui surprennent souvent autant la joueuse qui révèle que les joueuses qui assistent à la révélation. On fait non seulement confiance aux joueuses pour gérer elles-mêmes les connaissances de leur personnage, mais en plus elles peuvent décider de mettre en scène le moment où leur personnage va apprendre une information. L'ironie dramatique, fait partie du fun. Faire que son PJ dévoile involontairement au moins partiellement un secret fait partie du fun. Blanchir une information (faire agir son PJ pour que par hasard il apprenne ce que la joueuse sait) fait partie du fun.

Pour le 90SR je pense qu'un mélange entre les deux mode est très fertile. Par exemple dans Trip to Skye chaque PJ est créé en duo avec le MJ. Chaque PJ a son propre point de vue sur l'univers. Certains aspects du monde vont de soit pour un PJ, mais sont totalement inconnus du reste de la table, au moins au début du jeu. Il suffit qu'une joueuse fasse agir son PJ en fonction de ce qu'il sait, en connivence avec la MJ, pour que ce "secret" vive et fasse partie de l'expérience de jeu de tous, avec l'envie de savoir ce que ça implique.

Mais tout ce qui se joue pendant les séances communes est public, connu de tous.  Les secrets dévoilés à la table de jeu s'ouvrent. Sur ces secrets déjà entrés en jeu, l'ironie dramatique, et le blanchiment d'information font partie du fun de toute la table. Et la joueuse n'est pas là pour garder ses secrets à tout prix. Une bonne part de son fun est de les faire pré-sentir, de les révéler par petit bout, que ça soit volontaire ou non de la part du personnage. Et la MJ est là pour donner les occasions aux personnages de révéler leurs secrets, pour donner du poids aux secrets avant leur révélation, pour aider à créer des liens. 

La MJ est aussi là pour gérer ou générer des secrets et des mystères à la périphérie de ce que les personnages perçoivent, à les faire pressentir et à faire survenir des situations où ils pourraient être révélés.

Le rôle de la MJ est essentiel pour la solution qu'on a trouvé. Est-ce que d'autres solutions existent pour faire du 90SR sans MJ ? Sûrement, mais je ne les ai pas encore trouvé/expérimenté.

Magistrats et Manigances est-il 90SR ?

Peut-être. Le système est simple, mais pas trop focalisé. Il a un propos : l'enquête émergente. Le partage de la narration est large (encore élargi à notre table). L'univers (le district de Sanghuang) est riche et complexe avant même que les PJs existent. Certains secrets sont déjà posés, d'autres émergent autour des PJs. Les secrets des PJs sont clairement ouverts (l'ironie dramatique depuis 9 séances sur la double identité du Dr Yi/Mlle Yi).

Nephiloth sera-t-il un jeu 90SR ?

Assurément