Les jeux de la Forge ont aidé à mettre en avant la résolution de conflit plutôt que la résolution de tâche. La résolution de tâche c'est quand on demande au système de jeu "est-ce que je réussi à crocheter le coffre ?". La résolution de conflit, c'est quand on demande au système de jeu "est-ce que je réussi à obtenir des informations intéressantes ?". On s'éloigne de la simulation d'une action précise pour se demander dans quelle direction va avancer l'histoire.
Pour faire une résolution de conflit, il faut définir quel est l'enjeu du conflit. Que veut le personnage quand il cherche à crocheter ce coffre ? Des informations ? Un butin ? Que le parrain qui le fait chanter le laisse vivre ? Suivant les jeux, l'enjeu ne se détermine pas de la même façon et n'a pas les mêmes conséquences en termes mécaniques.
Certains jeux comme Dogs in the Vineyard, ou plus récemment de Démiurges, ont un système de résolution générique à tout type de conflit. Quand un conflit se présente, les participants doivent déterminer explicitement l'enjeu du conflit. Ensuite le conflit est joué, ce qui permet de déterminer ses conséquences qui comprennent forcément le gain ou la perte de l'enjeu. On notera que ces jeux génèrent des histoires particulièrement ouvertes et que le système ne mène dans aucune direction particulière, si ce n'est au test des convictions des protagonistes.
D'autres jeux comme My Life with Master ont un nombre limité et connu de types d'enjeux. Par exemple : obéir ou non au Maître ; perdre ou non l'estime de soi face à un être cher ; exercer une violence inique sur un villageois ou prendre une blessure. En dehors de ces 3 cas là, pas de conflit. Chacune de ces catégories d'enjeu appelle une résolution différente. Déterminer l'enjeu précis dès le début du conflit n'est pas nécessaire, mais le type de conflit doit forcément être connu. De plus, les différentes catégories de conflits produisent des effets mécaniques qui mènent forcément sur le long terme à la révolte de l'un des protagonistes contre le maître et donc à la fin du jeu.
Enfin d'autres jeux déterminent l'enjeu en cours de conflit. Je pense à Polaris (tragédie chevaleresque septentrionale) qui voit chaque conflit escalader d'enjeu en enjeu jusqu'à ce qu'un compromis soit trouvé. On notera que dans ce jeu tragique, chaque conflit fait plus ou moins avancer le protagoniste vers sa déchéance. En dehors des enjeux immédiats de la situation, la déchéance du personnage est toujours mise en jeu lors d'un conflit.
Il me semble que l'une des forces des jeux propulsés par l'Apocalypse, c'est de camoufler un type de résolution de conflit finalement très proche de My Life with Master (un nombre déterminé de type d'enjeux possibles) en ce qui ressemble à des actions à résoudre. Chaque "move" est un type de conflit avec un type d'enjeu clair mais assez général pour permettre l'interprétation. Le fait d'avoir des moves différents suivant son archétype leur donne l'air familier de compétences, mais dans un système de résolution de conflit.
Magistrats et Manigances reprend cette idée, mais y ajoute un déterminisme nécessaire au jeu d'enquête : chaque conflit fera avancer l'enquête. C'est finalement assez proche de la tragédie de Polaris ou de la révolte inévitable de MLwM : l'avancée de l'enquête est toujours un enjeu du conflit. Par contre dans M&M une enquête n'est qu'une étape d'une histoire plus vaste, alors que dans Polaris ou MLwM la fatalité porte sur la totalité de l'histoire. Et M&M propose finalement peu de règles ou de guides pour enchaîner les enquêtes sur le long terme (même si un très bon exemple de cadre qui structure la succession des enquêtes est proposé).
Aucun des jeux propulsés par l'apocalypse auquel j'ai joué, à l'exception notable de Libreté, ne donne une direction particulière à l'histoire, ni n'a de fatalité, que ça soit à l'échelle de la séance, de l'aventure ou de la campagne.
Libreté impose une fatalité sur l'ensemble l'histoire, à l'échelle de la campagne. On joue en effet la série d'événements qui va mener à la chute du refuge. Mais la progression vers cette chute ne vient pas directement de la mécanique de chaque conflit. Elle vient plutôt des fronts mis en place par le MJ dans la fiction et que le MJ peut faire avancer quand un conflit tourne mal.
Dans Nephiloth, il y a les deux déterminismes. À l'échelle de l'aventure il y a une enquête à résoudre comme M&M, donc il y a forcément un déterminisme vers l'avancée de l'enquête. Mais c'est aussi un jeu initiatique où les protagonistes tendent vers une illumination. Il y a donc une forme de déterminisme, de construction de l'histoire des protagonistes sur le long terme.
J'ai déjà mis en place des règles de résolution de conflits qui implémentent l'avancée de l'enquête. Que dois-je choisir pour construire l'histoire à long terme ? Est-ce que, en miroir du tragique Polaris, le chemin de l'illumination doit être un enjeu de chaque conflit ? Est-ce qu'il doit y avoir une fin de jeu déclenchée par la mécanique comme dans MLwM ? Est-ce qu'il faudrait plutôt suivre la structure de Libreté avec des fronts mystiques (positifs) en plus ou à la place des fronts menaçants (négatifs) ?
J'aurais tendance à dire que la dernière solution est plus proche des "quêtes personnelles" que je gérais en tant que MJ de Nephilim. C'est un ensemble de techniques formalisées mais souples, qui résonnent avec la pratique passée que j'essaie de reproduire. D'un autre côté, implémenter une progression plus formelle façon story game serait un bel exercice de style. J'ai juste peur que ça soit assez stérile.