dimanche 28 avril 2019

Démarrer une partie

La première partie

Comment commencer à jouer, la première fois, à un jeu. Comment passer ce cap intimidant séparant "on vient de se créer des perso trop cool !" et "on est pris dans une histoire dont on veut savoir la suite" ?

On ne connaît son personnage que théoriquement. On ne s'est jamais mis dans sa peau. On sait qu'on va avoir une aventure ensemble, mais comment commencer ?

Si ces premiers moments de jeu n'ont pas été pensés, ou ont été mal conçus (par l'auteur du jeu, l'auteur du scénario ou le MJ), on peut arriver à des situations très gênantes.
MJ
Vous êtes dans une auberge quand ...
Joueuse 1
Je bute l'aubergiste !
MJ
(ignore consciencieusement la réplique de Joueuse 1) ... vous remarquez un homme louche avec une grande épée, des bagues à tous les doigts et un tatouage de serpent sur le poignet qui vous fixe du regard.
Joueuse 2
Comment s’appelle le gnome qui joue de la cornemuse ?
MJ
Heu ... Bob ...
Toutes les joueuses, en cœur
On va voir Bob !
Oui, comment éviter ce grand moment de gène? Car ces scènes débiles de début de partie sont dues au malaise des joueuses qui n'ont pas encore en main leur personnage et l'univers. Rien n'est encore naturel. La moindre décision demande un grand effort d'imagination. Pour moi, c'est analogue aux situations gênantes lorsqu'on tente de nouer une relation avec une personne inconnue. Faut-il attendre qu'on nous adresse la parole ? Débiter des banalités ? Faire un compliment ? Faire son intéressant ?

Si la situation est ouverte, les réactions des joueuses sont peu prévisibles, dépassant largement les bornes de ce que les mêmes joueuses feront plus tard dans le jeu. On peut avoir des comportement de provocation, de défis face au MJ, ou un mutisme paralysé.

Et ce n'est pas juste un poncif du médiéval fantastique à donjon. J'ai ressenti cette gène au tout début des Arthuriades, quand après avoir présenté les 11 PNJs assemblés par Merlin, mes joueurs aux personnages tout frais crées se sont trouvé tellement intimidés et pas à leur place qu'ils ont déployé une nappe et commencé un pique-nique. La vanne "Pélinor, le pâté qui rend fort" est resté dans les mémoires, on a beaucoup rit ... mais j'ai bien ramé pour installer l'ambiance. La campagne dans son ensemble a été une franche réussite, mais le début était gênant. Les joueurs ne savaient pas quoi faire.

Plus récemment, lors de mes tests de Nephiloth, j'ai lancé un article de journal préparé à l'avance pour être une accroche. Les joueurs m'ont regardé poliment et ont demandé un peu étonnés "On ... on est sensé s'intéresser à ça ?". Alors bien sûr, j'ai dis oui, donc le contrat social a fait le reste et l'enquête a commencé. Mais le contrat social a eu bon dos. Peut mieux faire.

Regardons les jeux où ce cap du début de jeu passe tout seul.

Dans les jeux où les personnages remplissent une fonction dans l'univers de jeu, la tâche est aisée. Par exemple les personnages sont catcheurs professionnels, ou agents spatio-temporels, ou chasseurs de primes sans le sous, ou policiers. L'accroche peut alors uniquement être un élément qui pousse les personnages à réagir du fait de leur fonction. Le management annonce un match entre eux, leur chef leur donne une mission à remplir, une prime juteuse est annoncée dans l'émission "Big Shot", une plainte est déposée, etc. Une partie de Magistrats & Manigances démarre souvent ainsi, par une plainte. Mais dans Nephiloth, les joueuses ne s'imaginent pas vraiment que leur personnage multimillénaire remplit une fonction fixe et n'attend qu'une chose c'est de partir à l'aventure. Peut-être qu'après une ou deux séances un simple article de journal au titre évocateur (étant donné le vécu de jeu accumulé) sera suffisant pour faire démarrer un personnage au quart de tour. Mais la première fois, tout frais sorti de la création de personnage, ça sera juste de la bonne volonté de la joueuse.

D'autres jeux demandent de partir du quotidien des personnages pour petit à petit bâtir des situations conflictuelles intéressantes. Je pense à Apocalypse World et à Libreté. Dans ces deux jeux, le monde est dangereux, il y a forcément pénurie de certaines ressources, bref, quelle que soit la situation elle ne peut que dégénérer. Demander aux joueuses de décrire la situation initiale ne fait que signaler au MJ par où le malheur peut facilement arriver. Par effet boule de neige il va se créer des manques, des menaces et des objectifs. Mais pour rendre les attentes des joueuses compatibles avec cette méthode, il faut les prévenir. AW demande ainsi au MC de faire la transition entre la création des personnages et la première séance en annonçant
Votre préparation était facile. La mienne va être plus difficile et je vais avoir besoin de toute cette séance pour y arriver. Donc ne vous attendez pas à un démarrage en trombe. On va juste suivre vos personnages une journée pour mieux les connaître. Ça vous va ?
Pour l'instant, je ne vois pas l'univers de Nephiloth comme toujours instable et près à dégénérer. Par contre, il peut y avoir des situations précises qui demandent une réponse urgente, mais ce n'est pas forcément en étudiant le quotidien des protagonistes qu'on va les rencontrer.

Enfin, des jeux demandent à commencer in media res, c'est à dire en pleine action.
  • Par exemple le texte de Polaris suggère de commencer toutes les scènes (a fortiori la première)
    au cœur de l’action – de terribles batailles, aussi bien intérieures qu’extérieures, des choix difficiles que le chevalier doit faire, ainsi que des scènes d’une horreur ou d’une beauté incroyables.
  • Par exemple, Swords without Master fait commencer par une phase de péril, où les aventuriers sont attaqués sans répit par un danger, comme pris dans une tempête.
  • Par exemple le texte de Headspace, où on joue un groupe d'experts en révolte contre les corporations dans un monde cyberpunk, donne une procédure pour commencer la première partie au moment où une opération contre une corporation est en train de mal tourner.
  • Par exemple dans Psi*Run, où on joue des personnages amnésiques doués de pouvoirs paranormaux tentant d'échapper à une corpo, la première scène commence immédiatement après le crash du véhicule qui les transportait.
Ainsi, lorsqu'une joueuse prend la parole pour la première fois du jeu pour narrer les actions de son personnage, les contraintes narratives sont fortes, ce qui rend paradoxalement la narration plus facile. Peu importe si la tension retombe un peu plus tard, chacun sera entré dans son rôle.

Mais l'approche in media res seule n'est pas la garantie d'un début de jeu réussi. Par exemple Poison'd, où on joue des Pirates, commence alors que l'assassin du capitaine est traîné sur le pont et annonce qu'un navire de guerre est à leur poursuite. Le jeu évolue à partir de cette situation fictionnelle in media res. Mais tous les personnages peuvent réagir en même temps au sein d'une situation tactique où il y aura clairement des gagnants et des perdants. A chaque fois, j'ai eu l'impression d'une scène confuse et j'ai même eu parfois des comportements symptomatiques de la gène des jeux face à la découverte de leurs personnages.

Et puis, il y a des combinaisons de ces posiblités qui fonctionnent.
  • Par exemple Démiurges permet de rentrer en douceur dans la peau de son personnage via une scène avec une de ses relations qui dérive facilement vers un conflit (partir d'un quotidien qui dégénère). Mais ensuite, les personnages doivent se retrouver ensemble par obligation (ils remplissent une fonction) lorsqu'un événement déclencheur se produit auquels les personnages ne peuvent rester indifférents (une sorte de généralisation du in media res).
  • Par exemple Dogs in the Vineyard permet de prendre en main son personnage in media res, en jouant un conflit qui se produit lors de l'initiation du personnage. Mais ensuite le début de la partie a lieu quand les personnages remplissent leur fonction de Dogs, visitant un village isolé et devant redresser ses tors.
A ce moment de mes réflexions, j'ai interpellé Epidiha Ravachol et Vincent Baker sur Twitter à propos de ce moment du démarrage de la première partie. Et là, l'un et l'autre m'ont fait une réponse à ce que je pensais être une autre question : comment démarrer une partie, n'importe laquelle, pas uniquement la première. Et bien sûr, vous allez voir que c'était la bonne question à se poser.

L'instant taverne


Comment faire pour démarrer une partie ? Comment passer de la joie de se retrouver entre joueuses, l'échange des nouvelles, la discussion libre, et le jeu en lui-même ?

Dans les jeux traditionnels où on peut "tout jouer dans l'univers de XXX" et ou le l'aspect social de l'activité jeu de rôle n'est pas pris en compte, il n'y a souvent pas d'aide pour passer ce cap. Faute de mieux, ou carrément incité par le scénario du livre de base, le jeu commence par "Vous êtes tous dans une auberge". Epidiah Ravachol appelle ça "l'instant taverne". Lui donner un nom, c'est prendre conscience que c'est un élément du jeu qui peut être pensé, conçu et taillé pour offrir une expérience particulière.

Polaris est le jeu le plus ancien que je connaisse avec un instant taverne explicite, qui n'est pas du tout dans une taverne pour le coup. Il s'agit d'une phrase rituelle qui doit être prononcée lorsque le jeu commence. Il y a bien longtemps, les gens mouraient à l'extrémité du monde. Plus particulièrement, la première scène par partie de chaque protagoniste commence par Mais tout espoir n’était pas encore perdu, car [Nom du personnage] entendait toujours le chant des étoiles. Pourquoi ça marche ? Par une structuration explicite de la conversation. La solennité de la phrase rituelle marque l'entrée dans la partie. Mais celle-ci n'est véritablement lancée que par le cadrage de la première scène in media res, avec un seul protagoniste concerné. Chaque participante a une fonction bien déterminée (cœur, adversaire, lune) donc les choix sont limités.

Poison'd a une sorte de moment taverne puisque la situation du début du jeu est toujours la même. Mais on dit juste "allez-y, soyez vos personnages" sans vraiment restreindre l'éventail des réactions possibles et donc sans aider les joueuses. Vincent Baker reconnaît lui-même que cet instant taverne est gênant.

Au contraire dans Apocalypse World, l'instant taverne est un élément mécanique et non fictionnel : les manœuvres de début de partie du hardholder, de l'operator, du hocus, ou du savvyhead. Pourquoi ça marche ? Car c'est un acte mécanique simple et directif (jet de dé, dépenser une ressource, etc.) qui a des conséquences immédiates en terme de fiction. Ça pousse immédiatement à penser aux conséquences pour son personnage et donc à penser comme son personnage. Ça marche pour la joueuse qui réalise la manœuvre car elle est seule à décider parmi très peu d'options. Ça marche pour toutes les joueuses car les situations des personnages sont entremêlées, donc la manœuvre d'une joueuse a des conséquences pour tout le monde. La partie est lancée.

Dans Psy*Run le moment taverne c'est le MJ qui note "Crash" sur un post-it, le pose au milieu de la table et commence à décrire dans quel véhicule les personnages étaient transportés ainsi que la situation du crash qui les a libéré. Le MJ fait un tour de table pour demander à chacun son avis sur la situation, la description de son personnage et ce qu'il fait immédiatement après le crash. Pourquoi ça marche ? Par le rituel du post-it. Car il y a des choix limités à faire pour décrire un crash et les réactions d'un personnage immédiatement après. Le fait que les personnages soient amnésiques aide peut-être : peu importe qu'on ait des réactions génériques quand on ne sait pas qui on est. Le fait que tous les personnages soient dans le même camp aide sûrement, tout comme le fait d'interroger les joueuses une par une.

Prosopopée a aussi un moment taverne, quand l'une des Nuances décrit la première scène en s'inspirant d'une œuvre d'art choisie en commun et en précisant la saison. Pourquoi ça marche ? Si l’œuvre d'art est graphique, il s'agit uniquement de la transformer en décors. Le choix de la saison est simple et a des conséquences immédiates sur la description. Le cadre est posé et les joueuses des Médium peuvent réfléchir à comment y faire apparaître leurs personnages.

Dans Swords without Master, l'instant taverne est le premier jet de dés, celui qui détermine le ton de la première scène. A partir de cet instant on est strictement dans le jeu, et la conversation suit la structure imposée par les règles du jeu. Pourquoi ça marche ? Grâce à la structure particulière de SwM qui impose le ton de chaque narration. L'attention des joueuses se focalise forcément sur ce ton. La conversation est canalisée.

Dans la clef des nuages, l'instant taverne est le moment où le Mage prend pour la première fois la parole pour décrire son personnage, comment il est arrivé ici et dit "Je m'attends à trouver ...". Pourquoi ça marche ? Car la créativité est contrainte par des règles précises : décrire son personnage, introduire les deux clefs qui évoquent sa quête et son pouvoir, et conclure sur une attente. Aussi, l'Image est bien obligée de boire ces paroles pour pouvoir enchaîner.

Alors, quel instant taverne pour Nephiloth ?

Comme dans Polaris, on peut déclamer une phrase rituelle. En ces temps là, les Nephiloth marchaient sur la terre. Ou alors en s'inspirant des rituels d'ouverture de loge Franc-maçonne: Prenez place ! Debout et à l'ordre ! ou Il est midi ! Et ensuite le MJ cadre une scène individuelle.

Comme dans Swords without Master, on peut commencer par un tirage aléatoire qui déterminer une contrainte pour la première scène. Par exemple on tire une lame du tas des arcanes mineurs qui indique quel arcane mineur constitue l'antagoniste de la première scène.

Comme dans Apocalypse World, on peut demander un choix mécanique à une joueuse. Je ne préfère pas associer ça à un archetype ou à un arcane, pour être sûr que ce rite soit effectué une fois et une seule, avec l'attention de toutes les joueuses. Et comme je viens d'écrire le mot "rite", allons-y franchement: créons un rite de début de session, au sens mécanique du terme.

Le MJ tire une carte d'arcane mineur et la dévoile. Chaque joueuse tire une carte et la dévoile. En fonction de ce tirage, les joueuses décident qui d'entre-elles va gérer le rite avec sa carte.
Par exemple, le MJ tire le 7 de Coupe. Les trois joueuses tirent respectivement le 2 de Bâton, le 7 de Bâton, le Valet de Denier. Stratégiquement, c'est le 7 de Bâton qui est le meilleur tirage, puisqu'il a la même valeur que la carte du MJ et assure donc une réussite parfaite. Les deux autres joueuses laissent donc celle qui a tiré le 7 de Bâton gérer le rite.

Rite d'Atlantis

Circonstances
Lorsque tu ouvres la session.
Description
Le voile de l'occulte s'est déchiré devant tes yeux. Un signe a attiré ton attention. La quête de Sapience a commencé.
Échec
  • Tu n'as pas découvert l'occulte, un acteur occulte t'a découvert. Tu es obligé de demander l'aide de tes sœurs.
Complications possibles
  • Tu as été renseigné par une personne qui a disparu. Laquelle de tes sœurs était avec toi quand tu l'as rencontré ?
  • Tu as acquis un objet énigmatique qui a été détruit ou subtilisé. A laquelle de tes sœurs avais-tu parlé de cet objet ?
  • Tu es l'objet de pressions ou de menaces. Laquelle de tes sœurs pourrait te protéger ?
Réussites possibles
  • Tu as pris conscience d'une coïncidence. Avec laquelle de tes sœurs échangais-tu des informations ?
  • Tu as appris l'existence d'un événement qui se répète. Laquelle de tes sœurs t'a décrit une de ces instances ?
  • Tu as découvert un détail incongru. A laquelle de tes sœurs en as tu parlé ?
Réussites symboliques
  • Tu as fait le lien avec le passé d'une de tes sœurs.
  • Tu as fait le lien avec un ennemi passé.
  • Tu as fait le lien avec l'objet du pacte de Ka.
Je me suis encore une fois inspiré du génial article de Benjamin Kouppi sur l'enquête improvisée.

Pourquoi ça devrait marcher ? Car comme dans AW ou SwM, on commence par une action mécanique qui a des conséquences immédiates dans la fiction. Les choix de la joueuse et du MJ contraignent leur narration des événements. Le tirage initial touche toutes les joueuses et les questions devraient permettre d'impliquer tout le groupe. Aussi, le fait de faire venir ces contraintes de la mécanique devrait couper l'herbe sous le pied de la question "est-ce que c'est sensé me motiver ?".

Pourquoi ça devrait marcher pour la première partie également ? Car il n'y a finalement rien de spécifique à la première partie. Les questions attachées à chaque réussite ou complication devraient permettre de générer une scène d'introduction pour chacune des autres Nephiloth.

Reste à savoir ce que le MJ doit préparer en pratique quand la partie commence par un tel rite. Mais ça sera pour une prochaine fois.

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