Version de travail du jeu

dimanche 26 janvier 2020

MJ déconstruit

Quels étaient mes responsabilités quand j'étais MJ de Nephilim autrefois ?
  1. Je devais organiser et mettre en scène la partie. Ça voulait dire motiver et rassembler les joueurs, se souvenir d'où en était chacun dans ses arcs narratifs et ses connaissances afin d'offrir des révélations ciblées à chacun tout en prévoyant des coups de théâtre pour toute la table. J'étais le maître du rythme de l'histoire et en grande partie de son contenu.
  2. Je devais être au point sur le contexte historique et géographique du scénario. Ça voulait dire pas mal de recherches, un corpus de documents soit fournis bruts aux joueurs, soit pré-digéré sous forme d'aides de jeux. Concrètement, je pouvais donner le nombres de statues sur le toit d'un musée d'Athènes avant et après la seconde guerre mondiale et montrer à mes joueurs un dessin authentique réalisé en 1930 et une photo contemporaine, tout en leur résumant à les traits saillants de la biographie de la personne qui avait fait édifier ce bâtiment.
  3. Je devais faire agir et réagir les PNJs et factions occultes selon une logique interne cohérente. Ça voulait dire avoir préparé l'histoire de ces PNJs et factions et donc d'avoir établi à l'avance la vérité occulte c'est-à-dire l'histoire invisible.
Cette responsabilité triple était gratifiante, mais épuisante, chronophage et pouvait facilement restreindre l'espace des libertés des joueurs.

Le maître de cérémonie

Le premier point est une responsabilité qui se partage de plus en plus dans les jeux modernes. Il reste forcément un organisateur de partie, celui qui a lu les règles et les explique aux autres, mais on considère généralement que l'ensemble des participants peut contribuer à gérer l'histoire en commun et à faire avancer au moins l'arc narratif de son personnage tout en prêtant main forte aux arcs des autres.

Suivants les jeux, il peut y avoir un maître de cérémonie unique, comme dans Apocalypse World par exemple, dont la responsabilité n'est surtout pas de prévoir une histoire à l'avance mais de rendre la vie des personnages intéressante. D'autres jeux répartissent équitablement cette responsabilité entre les participants. Dans les deux cas, la structure de l'histoire émerge de la partie au lieu d'être prédéterminées. Rendre la vie des autres participants intéressante émerge alors de la logique interne des personnages-joueurs et du monde, habilement soutenus par un système de jeu. C'est à dire le point 3.

Pour Nephiloth, la question se pose un peu différemment, car il s'agit d'un jeu d'enquête. Le maître de cérémonie n'est pas seulement responsable de rendre la vie des personnages intéressante, mais aussi de proposer une énigme aboutissant à une révélation satisfaisante. Jusqu'ici, je me suis beaucoup appuyé sur l'exemple de Magistrats et Manigances pour répartir la responsabilité de l'énigme. J'ai beaucoup hésité entre une structure où les faits de l'énigme sont prédéterminés par le MJ, avec des indices qui émergent du jeu ; et une structure où les faits de l'énigme émergent de l'enquête. Dans la dernière mouture, inspirée par Space Rônin, l'énigme est cadrée par des traumatismes et par des symboles décidés à l'avance par le MJ. Mais le sens de l'énigme et les événements qui y sont liés restent à construire pendant la partie. Du coup, cette responsabilité de préparer l'énigme semble plutôt liée au point 2.

L'érudit


Le deuxième point existe dans beaucoup de jeux, mais prend une importance première dans un jeu occulte contemporain explicitement basé sur la réalité historique, plus détaillée et complexe que n'importe quel background de jeu de rôle. Il faut forcément prendre en compte ce que dit un joueur qui a visité ce musée à Athènes ou qui a consulté un guide touristique depuis la dernière partie. Il y a des sources extérieures facilement consultables qui forcent le MJ à être érudit.

A posteriori, je me rend compte que mes premières idées pour Nephiloth cherchaient à répartir ce rôle d'érudit parmi les participants. L'idée du corpus documentaire (énoncé dès Janvier 2018) consiste à formaliser et récompenser l'apport de la réalité profane dans le jeu par tous les participants. Cette brique est toujours en place, même si les recherches documentaires des joueurs prennent de moins en moins de place dans les parties de test. C'est bon pour le rythme de la partie. Ce que j'observe plutôt c'est un joueur qui fait le lien entre ce qui se passe dans la fiction et une connaissance qu'il possédait déjà. La recherche sur internet qui suit n'est là que pour valider l'import de cette connaissance IRL dans le jeu.

La création de l'époque d'incarnation commune répond aussi à cette logique de répartition du rôle d'érudit. Mais c'est un exercice difficile, exigeant, qui prend une séance entière. Les joueurs qui n'ont pas les connaissances historiques ou mythologiques nécessaires s'en sentent exclus. On m'a demandé plusieurs fois d'avoir un participant érudit qui prépare cette création pour le groupe entier. Dernièrement, afin de faire tenir le jeu sur une seule séance, j'impose l'époque commune en lien avec le canevas préparé et j'allège fortement sa création en fournissant toutes les connaissances historiques.

A l'heure actuelle, je pense que la responsabilité de l'érudit doit rester polarisée sur un participant unique, avec des contributions optionnelles rendues possibles et récompensées des autres participants.

Le supérieur inconnu

Pour que le monde occulte contemporain soit crédible, il faut que ses acteurs, profanes ou occultes, agissent, réagissent et interagissent. Il n'est pas forcément question d'une simulation auto-cohérente et hyper détaillée. Il faut juste qu'une commanderie templière réagissent de façon musclée à l'incursion d'une Nephila sur son territoire, que ce qui semble être une vérité connue des seuls initiés puisse n'être qu'un mensonge R+C, qu'un culte à mystères prépare un rituel et qu'un Illuminé soit derrière un projet d'urbanisme. Ce sont des réactions stéréotypées que je peux improviser sans trop de problème car j'ai infusé dans des centaines de pages de background sur des dizaines de suppléments. Depuis cet été, je réfléchis à un moyen condensé de formaliser ces automatismes pour qu'ils puissent êtres utilisés par n'importe quel MJ.

Mais en fait si ce sont des automatismes faciles à transmettre et à appliquer, pourquoi seraient-ils l’apanage d'un seul participant ?

Je vois venir l'objection : comment rendre l'atmosphère de secret si tous les participants sont au courant des plans des acteurs occultes ? Et bien si on veut de la convergence, il n'y a qu'a permettre à chaque participant d'avoir son ou ses propres complots mettant en scène une faction occulte, en secret des autres participants.

Et là, je vous renvoie à une superbe réflexion de Vincent Baker sur ce que sont les secrets dans un jeu de rôle. En résumé
  1. Il n'existe pas de secret en jeu de rôle. Soit un fait de la fiction est avéré et connu par les participants, soit c'est quelque chose qui n'est pas connu de tous et donc non validé.
  2. Ce qu'on désigne souvent par "secret" en jeu de rôle est en fait un plan. Un plan bien amené, bien préparé, permettra l'assentiment des autres participants lorsqu'il sera demandé. Un secret que rien n'a laissé présager, qui n'explique rien, qui contredit ce qu'on savait jusque là ? Sa révélation sera au mieux ignorée, au pire combattue par les autres participants. Seul le contrat social "le MJ a toujours raison" permet aux secrets/coups de théâtres du MJ de toujours être validés et acceptés par les joueurs. Et encore, pas toujours, voir la parabole du chambellan qui pue.
  3. Pour autant, les plans doivent être gardés secrets autant que nécessaire pour rendre le jeu intéressant, tant qu'ils sont préparés et influencent la fiction avant même leur révélation.
La méthode de Vincent Baker découle de ces constatations et est mise en pratique dans ses jeux. Dans Dogs in the Vineyard, le MJ doit révéler activement les secrets de la ville qu'il a préparé. Garder les secrets pour soit les rendraient inopérants. Dans Apocalypse World le maître de cérémonies doit annoncer des problèmes futurs ou hors champs et les horloges permettent de faire advenir les conséquences d'un front, que les PJs soient ou non déjà conscients de l'existence de ce front.

Dans Mobile Frame Zero: Firebrand, un jeu sans MJ où on joue des personnages appartenant à des factions opposées, cette méthode est appliquée d'une façon originale. Afin de donner de la richesse à son personnage, un participant peut jouer à un mini-jeu en solitaire, par exemple en début de partie, où quand il n'est pas actif dans une scène. Le solitaire propose plusieurs situations stéréotypées relatives à la faction du personnage et trois dénouements à chacune de ces situations. Silencieusement, le joueur va choisir une situation et son dénouement. Il n'a pas a raconter aux autres ce qui s'est passé. Par contre il doit mettre en avant dans la prochaine scène où intervient son personnage un détail qui a changé chez lui ou une rumeur qui courre à son sujet. L'événement du solitaire a bien eu lieu car il a eu des conséquences. Ce n'est pas un secret, c'est un plan activement mis en place.

C'est un peu ce que je veux proposer dans Nephiloth, mais appliqué aux factions occultes plutôt qu'aux PJs. Un participant choisit une situation stéréotypée pour un arcane mineur donné, choisit une réaction stéréotypée qu'il peut personnaliser un peu. Tout ça se fait en secret, en silence, dans la tête du participant. Pour rendre ce fait décidé en solitaire effectif en jeu, il doit ensuite mettre en jeu ses conséquences. Un exemple

Une grande quête mobilise tous les moyens de la commanderie.
  • Des fouilles archéologiques sont entreprises en un lieu chargé. Qui les dirige et qu'a-t-il à prouver ?
  • Un assaut se prépare contre une société secrète ennemie. Quelle ressource se disputent ces deux factions ?
  • Un lieu magique doit être mis sous contrôle. Quel grand projet profane justifie la mise à l’écart du public et des gêneurs ?
Le participant choisit la troisième option et décide que le grand projet est la construction d'un barrage. Dans la prochaine scène il décrit les gendarmes qui distribuent les avis d'évacuation de la vallée en prévision de la mise en eau du barrage.
Les symptômes des complots peuvent être révélés activement soit spontanément, soit à la suite de rite. Par exemple lorsque la réussite "Comment se manifeste l'activité occulte ?" est choisie lors d'un rite d'enquête.

Partage de l'autorité

Au final qui est responsable de quoi ?

Il n'y a plus de MJ a proprement parlé, mais un Érudit. Il est responsable d'organiser la partie, d'avoir fait des recherches sur une énigme profane, d'insuffler de la crédibilité aux périodes historiques et aux lieux réels impliqués. Il a prédéterminé deux traumatismes et quelques symboles qui sont liés à l'énigme profane. Mais il ne connaît pas le fin mot de l'énigme ésotérique. Il joue pour le découvrir. Il est responsable du monde profane.

En face, il y a un ou plusieurs Initiés. Chacun joue une Nephila. Le participant comme la Nephila veulent mettre à jour la solution et le sens de l'énigme ésotérique. Le participant peut, sans y être obligé mais en en étant récompensé, fournir des connaissances et documents profanes pour participer au cadre amené par l’Érudit. Les Initiés sont collectivement responsables du monde occulte. Ils déterminent les complots des arcanes mineurs chacun en secret et ont la responsabilité d'en révéler activement les symptômes et conséquences en jeu.

L’Érudit est spectateur actif de la révélation du sens ésotérique de l'énigme par les Initiés.